Communiqué de presse du 25 novembre 2021

L’association « Réfléchissons à l’usage du numérique et des écrans – RUNE-Genève », née le 5 juillet 2021, est constituée de professionnels (enseignants, logopédistes, ergothérapeutes, orthoptistes, médecins, ingénieurs, informaticiens…), dont certains sont des parents d’élèves. L’association RUNE-Genève se positionne comme une association qui base ses observations et ses interrogations sur des arguments provenant d’études scientifiques. Les informations communiquées sont également basées sur la pratique professionnelle de certains de ses membres ou des témoignages de parents d’élèves. La pluridisciplinarité des membres de RUNE-Genève permet de porter un regard croisé et non sectoriel sur la thématique complexe du numérique.

Concernant l’enseignement par le numérique à l’école primaire, RUNE-Genève questionne : Le besoin est-il avéré ? Les bénéfices sont-ils supérieurs aux coûts et aux risques en tenant compte des aspects pédagogiques, sanitaires, économiques, écologiques et de la protection des données ?

La pétition déposée par RUNE-Genève le 3 mai 2021 est une demande de moratoire de formation par le numérique à l’école primaire. Notre pétition est soutenue par l’Association des logopédistes indépendants genevois (ALIGE) et le SSP-Genève, section enseignement.

En toute cohérence avec notre pétition, RUNE-Genève appelle les Député·e·s du Grand Conseil :

  • à valider en Assemblée le soutien des Député·e·s de la Commission des pétitions à notre demande de moratoire – P 2119 ;
  • à refuser et renvoyer le Rapport sur le programme numérique à l’école – RD 1407 au Conseil d’État ;
  • à refuser le projet de loi – PL 13011 du fait qu’il inclut des aspects concernant le financement de matériel pour enseigner par le numérique à l’école primaire;
  • à demander au Conseil d’État un rapport détaillé sur la situation actuelle du numérique à l’école primaire.

Avant même l’introduction du programme numérique à l’école – RD 1407, l’association RUNE-Genève a observé que l’enseignement par le numérique était déjà présent dans certaines classes à l’école primaire. « Le DIP déclare posséder aujourd’hui 900 tablettes en prêt pour les enseignants, avec un maximum de quatre tablettes par classe. Et 900 autres « destinées au soutien de divers projets pédagogiques soumis à des procédures de sélection, d’évaluation et de restitution étroitement calibrées et renouvelables ou pas après un an. » Le prêt est centralisé et géré par le Service Ecole-médias. Quant aux tableaux blancs interactifs (TBI), 688 sont actuellement déployés dans les écoles primaires sur un total d’environ 1800 classes. »[1] Dans les classes des écoles primaires possédant un TBI, le wif-fi peut être actionné par l’ordinateur de l’enseignant.e . Parmi diverses situations relatées par des parents, celle d’élèves devant faire la moitié de leurs devoirs en ligne, (une classe de 6P et deux de 4P).

Certains parents se plaignent de recevoir des injonctions contradictoires, des recommandations les incitant à éviter d’exposer leurs enfants aux écrans, tandis que l’école les utilise. D’autres parents vigilants évitent l’usage d’écrans et sont opposés par leur utilisation à l’école dès les petites classes. L’école devient ainsi un nouveau lieu d’exposition aux écrans et valorise leurs usages . Par ailleurs, aucune communication sur l’introduction des TBI et usages de tablettes (ponctuelles) dans les classes n’a été faite aux parents.

Au vu de ces éléments, l’association RUNE-Genève a communiqué que l’enseignement par le numérique est déjà une réalité pour certains élèves de l’école primaire, alors que le programme numérique à l’école présenté dans le Rapport du Conseil d’État au Grand Conseil – RD 1407 n’a pas encore été initié.

RUNE-Genève a ainsi interrogé : qu’est-ce qui a justifié l’introduction des TBI dans les classes (dès la 1P) ? Le besoin est-il avéré ? Le besoin de proposer des tablettes numériques aux enseignants pour réaliser des activités avec les enfants est-il avéré (dès la 1P) ? Quels sont les objectifs qu’ils doivent permettre d’atteindre ? Des indicateurs clairs ont-ils été établis ? L’atteinte des objectifs est-elle mesurée ? Combien de temps par jour les enseignants peuvent-ils utiliser le TBI et / ou réaliser des activités sur tablette ? Ont-ils le droit de demander aux élèves de faire des devoirs en ligne ? Les parents ont-ils été informés de l’introduction de ces nouveaux outils numériques dans les classes et des modalités d’utilisation ?

RUNE-Genève questionne également le DIP sur ses choix technologiques actuelles pour l’équipement informatique des écoles qui s’orientent vers des solutions fournies par des entreprises étrangères disposant d’une position dominante sur le secteur et pratiquant une collecte massive de données personnelles : tablettes iPad d’Apple, logiciel Office 365 de Microsoft, comptes de messagerie Gmail, Drive et plateforme en ligne de Google.

Les problématiques actuelles concernant le développement de l’enfant méritent que l’État y porte toute son attention. Elles touchent déjà les enfants en âge pré-scolaire. Parmi les causes multifactorielles des problèmes de développement figure la surexposition aux écrans. D’autre part, l’acquisition des savoirs primordiaux dont la maîtrise du français est essentielle à leur insertion sociale, d’autant que « la société numérique exige des élèves encore plus de compétences fondamentales[2] ». La priorité n’est donc pas d’équiper les écoles primaires en outils numériques.

Pour soutenir cette position, l’association RUNE-Genève, s’appuie sur :

  • Des études et observations qui montrent un lien entre des troubles du développement et la surexposition aux écrans ;
  • Les besoins au niveau de la prise en charge que ce soit en logopédie, ergothérapie ou pour l’accompagnement d’élèves à besoins particuliers qui augmentent à Genève comme dans d’autres cantons, et nécessitent ainsi plus de moyens ;
  • Le fait que la société numérique exige des élèves encore plus de compétences fondamentales, en lecture en particulier, alors que les résultats de PISA 2018 ont révélé que la Suisse se situe dans la moyenne de l’OCDE contrairement à ses très bons résultats en mathématiques[3];
  • Les résultats de l’enquête PISA, qui révèlent que les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences.[4]

Pour appuyer ces éléments, citons ici plusieurs sources :

  • La pratique quotidienne avec les enfants des logopédistes de l’ALIGE montre clairement, depuis 10 ans, une augmentation des demandes de bilans logopédiques pour les enfants entre 0 et 4 ans (âge préscolaire), alors que les demandes de prise en charge pour les autres classes d’âges restent stables (données statistiques du CEPITL[5]). L’attente pour une prise en charge en logopédie ou en ergothérapie à Genève est en moyenne de 9 mois.
  • À Genève, comme dans d’autres cantons, le nombre d’élèves à besoins particuliers augmente, et la cause démographique n’est pas seule en jeu. Comme le révèle « Le Temps » du 27 août 2021, cette rentrée, quelque 2127 jeunes devront être suivis à l’Office médico-pédagogique (OMP) pour des troubles du comportement, du langage ou encore du spectre autistique, que ce soit par le biais d’un soutien en restant dans l’enseignement régulier ou en basculant dans l’enseignement spécialisé.[6]
  • Michel Desmurget, docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’Inserm dans son ouvrage au titre provocateur « La fabrique du crétin digital », explique que l’exposition aux écrans n’est pas étrangère aux problèmes de développement chez les enfants : « Les premières années d’existence sont fondamentales en matière d’apprentissage et de maturation cérébrale. […] Ce qui est alors « raté », parce que les écrans privent l’enfant d’un certain nombre de stimulations et expériences essentielles, se révèle très difficile à rattraper. C’est d’autant plus dommage que les (in)aptitudes numériques, elles, se compensent sans problème à tout âge. […] N’importe quel adulte ou adolescent normalement constitué est capable d’apprendre rapidement à utiliser réseaux sociaux, logiciels bureautiques, sites marchands, plate-formes de téléchargement, tablettes tactiles, smartphones, cyber-clouds […] Ce n’est pas le cas pour les savoirs primordiaux de l’enfance. En effet, ce qui ne s’est pas mis en place durant les âges précoces du développement en termes de langage, de coordination motrice, de prérequis mathématiques, d’habitus sociaux, de gestion émotionnelle, etc., s’avère de plus en plus coûteux à acquérir au fur et à mesure que le temps passe. »[7] Ainsi, l’excès de temps d’écran nuit au développement de l’enfant, entraîne des retards psychomoteurs et a des impacts sur l’attention, la concentration, la mémoire, le langage et les facultés cognitives.
  • Andreas Schleicher, responsable à la Direction de l’éducation et des compétences à l’OCDE, à Paris, soutient que « la société numérique exige des élèves encore plus de compétences fondamentales, en lecture en particulier, afin de pouvoir mieux maîtriser l’ensemble des bouleversements qu’entraîne la société numérique ».[8]
    Autre constat […], les nouvelles technologies ne sont pas d’un grand secours pour combler les écarts de compétences entre élèves favorisés et défavorisés. En un mot, le fait de garantir l’acquisition par chaque enfant d’un niveau de compétences de base en compréhension de l’écrit et en mathématiques semble bien plus utile pour améliorer l’égalité des chances dans notre monde numérique que l’élargissement ou la subvention de l’accès aux appareils et services de haute technologie. ».
    Andreas Schleicher avertit : « le développement d’une compréhension conceptuelle et d’une réflexion approfondie requiert des interactions intensives entre enseignants et élèves – un engagement humain précieux duquel la technologie peut parfois nous détourner[9] ».

Pour toutes ces raisons, RUNE-Genève demande également aux Députés et à l’État :

  • de mettre en place une politique publique de prévention des risques liés à la surexposition aux écrans;
  • de renforcer l’acquisition de la lecture et de l’écriture pour favoriser une bonne insertion sociale et de garantir une école publique de qualité axée sur les interactions sociales des élèves, favorisant les liens avec la société et la nature ;
  • de choisir des solutions informatiques locales garantissant la protection des données.

RUNE-Genève soutient aussi :

  • l’accompagnement au numérique des élèves dès la 1P – sensibilisation aux risques pour la santé de la surexposition aux écrans, au cyberharcèlement, à la protection des données, etc. ;
  • l’éducation aux médias dès la 7P par le biais de projets créatifs ponctuels permettant de développer un regard critique sur les sources d’information et pouvant nécessiter l’utilisation temporaire d’outils numériques (ordinateurs portables) ;
  • l’enseignement au numérique: bureautique et langage informatique dès le Cycle d’orientation (avec des outils numériques).

Association Réfléchissons à l’Usage du Numérique et des Écrans
RUNE-Genève

[1] Boissonnas Léonard, L’enseignement par le numérique au primaire est déjà une réalité, 20 minutes, 13 octobre. https://www.20min.ch/fr/story/lenseignement-par-le-numerique-au-primaire-est-deja-une-realite-335152918695

[2] Schleicher, A. pp 1-2). Avant-propos. Dans: OCDE. « Connectés pour apprendre? Les élèves et les nouvelles technologies: Principaux résultats ». Paris. 2015. https://www.oecd.org/fr/education/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves-et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf

[3] Confédération suisse. Publication des résultats PISA 2018. https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-77352.html

[4] LaRevueDurable. MiniDossier Numérique à l’école, LaRevueDurable n°66, printemps-été 2021, pp. 62-68.

[5] ALIGE. Position de l’Association des Logopédistes Indépendants du canton de Genève le 13.09.2021 à la Commission des pétitions. « L’ALIGE soutient la pétition soumise au Grand Conseil le 3 mai 2021 demandant un moratoire au sujet du projet du DIP de formation par le numérique à l’école. »

[6] Revello Sylvia, « A Genève, l’enseignement spécialisé préoccupe les syndicats », Le Temps, 27 août 2021. https://www.letemps.ch/suisse/geneve-lenseignement-specialise-preoccupe-syndicats

[7] Desmurget Michel, « La fabrique du crétin digital ». Les dangers des écrans pour nos enfants. Paris, Seuil, 2019, page 189.

[8] LaRevueDurable. MiniDossier Numérique à l’école, LaRevueDurable n°66, printemps-été 2021, pp. 62-68.

[9] Schleicher, A. pp 1-2). Avant-propos. Dans: OCDE. « Connectés pour apprendre? Les élèves et les nouvelles technologies: Principaux résultats ». Paris. 2015. https://www.oecd.org/fr/education/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves-et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf